Troisième période – de 1915 à 1925 : l’éclipse des sociétés étrangères
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La grande guerre mondiale a eu des répercutions énormes en Iran tant sur le plan politique que social. En 1914, les soldats anglais entrent en Iran et occupent des villes comme Bushher ou Abadan et les russes envahissent l’Iran par le Nord et occupent Qazvin. De nombreux désordres naissent dans le pays ; le pouvoir est écartelé entre les deux zones d’influences étrangères. Le Jeune Ahmad alors âgé de seize ans sera couronné en Juillet 1914 celui qu’il ne cache pas ses sympathies pro démocrates. Le Shâh Qâjâr Ahmad est trop jeune pour gouverner et le pouvoir local est confié à un groupe de dignitaires royaux. En 1921, Rezâ Pahlavi, un ancien cosaque à la solde des russes, fomente un coup d’état aidé par les anglais ; il prend effectivement le pouvoir en qualité de ministre de la guerre. Finalement en 1925, il dépose le dernier Shâh Qâjâr, Ahmad Shâh, et s’empare lui-même de la couronne en fondant la dynastie des Pahlavi-s. Il impose la modernisation, l’occidentalisation et la sécularisation du pays sans aucune liberté d’expression ni liberté pour les groupes ou partis politiques. Ces mesures rencontrent une forte opposition du clergé et des propriétaires fonciers.
L’Histoire mouvementée de cette période a mis un point d’arrêt à la présence des compagnies étrangères en Iran : aucun enregistrement de musique iranienne n’a été réalisé pendant cette période.
Pourtant une certaine activité musicale a perduré ; malgré des circonstances politico-sociales aussi instables, la musique traditionnelle n’était guère affectée, mais il faut aussi mentionner l’influence énorme que le mouvement constitutionnel mashrutiat de 1907 n’a cessé d’exercé sur le monde des arts.
Cette période est marquée par l’organisation de nombreux concerts publics, en particulier ceux du poète, compositeur et chanteur nationaliste, Aref-e Qazvini (1878-1933). Aref avait composé de nombreux poèmes dans un esprit révolutionnaire, subversif et nationaliste, et il les présenta au public pendant ces concerts sous forme de chansons Tasnif ; il a alors réellement créé un nouveau style musical qui eut un succès sans précédent auprès du public. Aref était un républicain dans la droite lignée du mouvement constitutionnel ; à chaque occurrence d’un événement politique remarquable, il composait un Tasnif et le chantait au public ; on peut citer son concert à Mashhad en 1921 contre la dynastie des Qâjârs, ou son concert de 1922 à Téhéran (auquel Khâleqi a assisté) [Khâleqi, 1974 : 412, 413, 414] en faveur du colonel Pesiân, ou encore son concert de 1923 à Téhéran en faveur de Seyyed Ziâ, ou enfin le concert de 1924 dédicacé au souvenir des leaders du mouvement constitutionnel Sattâr Khân et Bâqer Khân.
Outre les concerts, l’ouverture d’écoles de musique est un autre événement remarquable de cette période sans mémoire sonore. En 1914, l’école militaire Dâr-ol-Fonun ouvrait un département de musique sous la direction du général Minbâshiân (1861-1935) ; c’est en 1916 que ce département se sépare de l’école militaire et devient une école de musique publique indépendante. Mais le niveau d’enseignement musical de cette école n’était pas très élevé ; il faut attendre 1923 pour voir la création de l’Ecole Supérieure de Musique sous l’impulsion et la direction du colonel Ali Naqi Vaziri (1887-1979). En 1924, Vaziri crée aussi le ‘’Club Musical’’ dont la fonction était d’organiser des concerts pour ses adhérents. Vaziri organisa ainsi de nombreux concerts, souvent didactiques puisqu’ils incluaient des conférences sur la musique, dont les bénéfices étaient en majeure partie utilisés pour le fonctionnement de l’Ecole Supérieure de Musique.
Pendant la guerre, presque toutes les structures industrielles, dont celles des fabricants de disques, furent été détruites ; de nombreux enregistrements originaux ont d’ailleurs été perdus à cette époque.

Quatrième période – de 1925 à 1940 :
épanouissement du disque électrique et ouverture thématique

Les compagnies d’enregistrement étrangères n’ont commencé à revenir en Iran que pendant l’année 1925. Cette date est d’ailleurs sujet à controverse ; en effet, Sepantâ pense que la reprise des enregistrements eut lieu en 1927, tandis que Kinnear donne la date de 1926 ; mais Navâb Safâ, dans son livre ‘’Qesseh-ye Sham’’, situe l’arrivée à Téhéran de la compagnie His Master’s Voice dans l’année 1925.
Pendant cette période, en plus de H.M.V. (anciennement Gramophone), on note la présence en Iran d’autres compagnies comme Polyphone à partir de 1927, Columbia à partir de 1923, SODOVA à partir de 1935 et Odéon à partir de 1937.
Sepantâ note que c’est en 1927 que des appareils alimentés à l’électricité ont commencé à être utilisés lors des séances d’enregistrement en Iran et après cette date tous les enregistrements utilisaient cette technique nouvelle.
Aref a continué pendant quelques années à donner des concerts jusqu’au moment où sa foi dans ses convictions politiques commençait à faiblir, rongée aussi par la maladie ; il fut finalement exilé à Hamadân par Rezâ Shâh ; il faut noter que la voix de Aref n’a jamais été enregistrée par ces compagnies étrangères malgré les nombreuses propositions qu’on lui faisait et auxquelles il répondait : « je suis un chanteur national, pas un chanteur de café ou de restaurant » (Nûrmohammadi, 2002 :13).
Dès le début de cette période, les concerts de Qamar ol-Moluk Vaziri (1903-1958) eurent un énorme succès populaire ; Qamar chantait aussi les Tasnif composés par Aref. Les deux compagnies H.M.V. et Polyphone s’arrachaient la voix de cette diva ; elle a enregistré entre 1925 et 1931, accompagnée par le târ de son maître Mortezâ Neydâvud (1891-1990), pour H.M.V., et après 1927, accompagnée par le târ de Amir Arsalân Dargâhi, pour Polyphone. Parmi ces disques, Qamar avait enregistré pour H.M.V. le célèbre Tasnif de Aref ‘’La République’’ (jomhuri) et ces disques ont été confisqué par le pouvoir de Rezâ Shâh; Sepantâ affirme même que certaines personnes qui possédaient ce disque ont été emprisonnées (1987 :205).
Les enregistrements de Qamar chez Polyphone ont leur propre histoire (’Honar va Mardom’’ numéro 131 de 1973). La compagnie, mise au courant des grandes qualités vocales de la chanteuse, avait décidé de l’enregistrer, mais préférait graver des chansons en plus du chant classique libre (âvâz) ; elle fit appel au célèbre compositeur Amir Jâhed (1893-1977); celui-ci déclarait : « Pendant les six mois où la compagnie est restée en Iran, j’ai composé deux chansons par semaine ; le même soir on répétait le morceau et le lendemain même on l’enregistrait » (Sepantâ, 1974 : 197).
Les oeuvres du colonel Ali Naqi Vaziri (1887-1979) ont été enregistrées par les deux compagnies Polyphone et Parlophone. L’orchestre du conservatoire qui fut fondé en 1923 était prêt dès 1927 à enregistrer des disques dont les morceaux étaient composés par Vaziri lui-même Khâleqi écrit ( 1974 : 256 – vol 2) : « quelques compagnies sont arrivées en Iran et ont demandé à Vaziri de composer et de jouer pour elles ; le représentant de la compagnie Polyphone disait que les acheteurs de ses disques appartenaient à la couche populaire qui ne connaissait pas la musique savante et qu’il fallait en tenir compte … Le représentant était un commerçant qui ne pensait qu’à la rentabilité des disques. C’est pourquoi ces enregistrements ne comptent pas parmi les oeuvres majeures de Vaziri qui s’est plié en cette occasion aux ordres de la compagnie »’.
H.M.V. s’installe à Téhéran, place Hassan-Abâd ; c’est là que les chanteurs venaient auditionner et la compagnie choisissait les meilleurs. Javâd Badi’zâdeh (1902-1979), qui fut le premier interprète de chansons et aussi le premier à enregistrer (Navâb Safâ, 1998 : 501) des chansons, écrit lui-même dans son journal (Navâb Safâ, 1998 : 502 et 503) : « c’est AbdolHosseyn Shahnâzi qui m’a introduit pour me présenter au directeur de la compagnie place Hassan-Abâd ; il y avait là-bas une quarantaine de personnes, hommes et femmes, qui attendaient leur tour pour auditionner ; ces personnes venaient aussi bien de Téhéran que de province. Le représentant de la compagnie, Mr Jones, m’a tout de suite demandé de chanter ; j’ai fermement refusé car je n’étais pas venu là pour passer un examen ; pourtant Shahnâzi, qui était bien introduit chez H.M.V., me promit d’enregistrer cinq disques ensemble ». C’est ainsi que naquit la célébrité de cet interprète de chansons qui se fit connaître sous le surnom de Badi’zâdeh ; il était député au parlement et portait les habits traditionnels, et ce statut social était tout à fait incompatible avec une activité de chanteur populaire. « Je venais d’obtenir mon poste à l’Assemblée Nationale ; je portais un ammâmeh [turban, signe de religiosité] et j’avais très peur que le personnel de l’Assemblée découvre mes activités de chanteur et c’est pour cela que j’ai pris le nom de Badi’zâdeh » (Navâb Safâ, 1998 : 504) ; notons que le père du chanteur s’appelait Badi’ol-Motekallemin.
Les disques de Badi’zâdeh ont été enregistrés avec Shahnâzi. (târ), Jahângir Vafâdâr (violon) et Asghar Acompâgnement (sic) au tombak. Entre 1925 et 1931, H.M.V. venait au moins une fois par an à Téhéran et à chaque fois réalisait des enregistrement de Badi’zâdeh.
La conséquence du succès de H.M.V. fut que, par la suite, d’autres compagnies vinrent en Iran pour enregistrer des musiciens et les inviter à l’étranger. C’est en 1931 que la compagnie Columbia enregistra Badi’zâdeh et AbolHassan Sabâ (Navâb Safâ, 1998 : 519). En 1935 et 1936, La compagnie syrienne SODOVA, dont le siège était à Beyrouth et les studios à Alep, invitent un groupe de musiciens composé de Badi’zâdeh, A. Sabâ et du prince Farhâd pour une série d’enregistrements. En 1937, la compagnie Odéon enregistre seize disques de Badi’zâdeh avec son orchestre et offre même au chanteur un gramophone qui d’ailleurs portait la mention en français « Souvenir de la collaboration aimable entre nous et Badi’zâdeh – avril 1937 » (Navâb Safâ, 1998 : 518).
Badi’zâdeh a introduit de nouvelles formes musicales dans ses chansons comme les rythmes de valses et de tangos ; il utilisait aussi des instruments comme le violoncelle et faisait appel à des instrumentistes allemands dans son orchestre. Les paroles des chansons de Badi’zâdeh étaient le plus souvent écrites dans un style populaire et humoristique. Une de ces chansons humoristiques célèbre porte le titre de ‘’Kolfat à la garçon’’, ce qui signifie la servante aux cheveux coupés comme un garçon, en référence à une mode parisienne de l’époque bien connue. En voici la traduction approximative (Navâb Safâ, 1998 : 510):
« ’Madame a amené à la maison une servante ;
elle est devenue le chouchou de Madame ;
elle est maigre, malingre et sans énergie ;
j’ai peur de finalement devenir folle
tellement elle mange et bavarde ;
ce qu’elle a de bien, c’est sa coupe à la garçon ».
On peut trouver dans la presse et en particulier dans les quotidiens de cette époque de nombreuses publicités vantant les qualités de certains disques ou gramophones ; ces publicités émanaient en général des représentants des compagnies étrangères qui étaient le plus souvent des commerçants juifs iraniens essayant de vendre par la même occasion leurs tapis, leurs tissus et autres produits. Nous avons par exemple relevé :
• « ’Les gramophones de Polyphone – représentant unique Ozrâ Amir Hakâk et ses enfants – avenue Cherâq Barq – tel : 287 » (Ettelâ’ât n° 789 – 1928)
• « ODEON – divers types de gramophones Odéon sont récemment arrivés – Société Davidâ Yâshtin – avenue Alâ’oddowleh » (Ettelâ’ât n° 788 – 1928)
• « La belle voix des gramophones de la société Akhavân Arastouzâdeh » (Ettelâ’ât n° 546 – 1928)
Cette dernière société vendait aussi des tapis et des disques anglais et arabes :
• « Société Arastouzâdeh – tapis pour l’export, gramophones Columbia, Parlophone, Edison » (Ettelâ’ât n° 592 – 1928)
• « Les plus récents disques de fox, tangos, valses sont arrivés aujourd’hui ; ils vous feront oublier votre fatigue et vous apporteront la joie – Société Arastouzâdeh’’ (Ettelâ’ât n° 136 – 1929)

La société Arastouzâdeh prit aussi l’initiative de publier les paroles des chansons enregistrées sous forme de livret (Ettelâ’ât n° 836 – 1929). L’entreprise Ozrâ Hakâk, représentant de Polyphone, annonce aussi par voie de publicité l’arrivée d’appareils électriques d’enregistrement ; elle appelle tous les artistes à venir chez eux enregistrer leur voix (Ettelâ’ât n° 511 – 1928). Une autre entreprise iranienne qui représentait la compagnie Parlophone était très active à Téhéran ; la société Aghâssi annonçait par publicité (Ettelâ’ât n° 836 – 1929) la mise en vente de nouveaux disques de marque Parlophone présentant les chanteuses RouhAngiz, Molouk Zarrâbi, Qamar et des artistes turcs et caucasiens. Parmi toutes ces sociétés locales concurrentes, c’est Arastouzâdeh qui obtint le plus de réussite commerciale ; elle annonçait qu’elle avait elle-même écrit des paroles de chanson et recherchait des chanteurs pour l’interpréter ; elle invitait, par voie de publicité, tous les chanteurs à se présenter et leur proposait même de choisir un surnom pour la commercialisation du disque (Ettelâ’ât n° 748 – 1928) Cette même société fut invitée en Angleterre et y enregistra un commentaire à la gloire de Rezâ Shâh, vantant les actions politiques et sociales du Shâh, puis fit la publicité de ce disque lors de sa vente en Iran (Ettelâ’ât n° 748 – 1928).
La recrudescence de disques et des gramophones dans la vie quotidienne des Iraniens et dans les lieux publics devint naturellement un sujet de discussion pour tous ; certains s’insurgeaient contre l’aspect commercial et immoral de ce phénomène nouveau, d’autres y voyaient une image de progrès social et de divertissement ; on trouve à ce sujet de nombreux articles polémiques dans la presse de l’époque. Des articles dénonçaient la non-imposition des compagnies étrangères commerçant en Iran : « pourquoi ces compagnies étrangères peuvent-elles faire un bénéfice de plus de 100000 tomans par an sans verser quoi que ce soit pour que nos campagnes soient irriguées. … … Je suis persuadé que l’état doit, comme en Europe, instituer une taxe sur la vente des disques. …. … Malheureusement, même les services de douane ne savent pas le nombre de disques importés en Iran » (Ettelâ’ât – 1929). Pour populariser leurs produits musicaux, la compagnie H.M.V. installa des gramophones, avec un technicien pour changer l’aiguille, dans certains coins de la ville bien fréquentés ; mais, très vite, cette initiative créa des incidents dans la rue et la compagnie décida alors d’installer gratuitement un gramophone dans certains cafés après avoir formé le cafetier au changement d’aiguille (Shahri, 1990 vol 3 : 372 et 373). Dans un autre article, un lecteur (Mehdiqoli Nâmvari) écrit que depuis qu’il existe des gramophones dans les cafés, le prix du thé a doublé ; il s’indigne d’entendre sans arrêt des chansons dans les lieux publics qui incitent les gens à la débauche et à la paresse ; il ajoute encore que les ventes des disques et gramophones ne rapportent rien à l’état iranien, alors que les ventes de tapis aux Etats Unis sont lourdement imposées par l’état américain (Ettelâ’ât – 1928).
Au sujet de la rémunération des musiciens, nous savons qu’elle n’était guère élevée, et lorsque les compagnies concluaient un contrat avec un artiste, il arrivait bien souvent qu’il ne soit pas honoré. Dans un numéro d’avril 1927 du quotidien Ettelâ’ât, un journaliste s’en prend à la chanteuse Qamar en dénonçant son cachet de 30 tomans pour une série de disques et s’indigne que des milliers de disques ont été vendus deux tomans pièce en Iran et qu’ainsi le peuple dépense inutilement son argent. Dans un numéro suivant du même quotidien, Qamar explique qu’elle avait conclu avec la compagnie Polyphone un engagement pour enregistrer une série de disques gratuitement à condition que les disques soient ensuite vendus au prix coûtant. En septembre 1929, on peut lire dans le journal Ettelâ’ât un article intéressant du poète Amir Jâhed, qui fut le parolier d’un grand nombre de chansons de Qamar ; il y indique que lorsqu’il composait pour la compagnie Polyphone, il avait signé un contrat indiquant que le bénéfice de la vente des disques serait reversé à des sociétés bienfaitrices nationales ; il indique que finalement cent tomans ont été versés à ces sociétés alors que quelques 100 000 disques avaient été vendus. Dans l’hebdomadaire Javânân de 1975, on trouve un interview avec le chanteur Badi’zâdeh au sujet des évènements de cette époque ; il raconte que ses voyages à l’étranger pour effectuer des enregistrements duraient deux à trois mois ; le chanteur explique que le contrat de départ stipulait qu’il recevrait quatre rial (10 rial = 1 toman) pour la vente de chaque disque ; Badi’zâdeh explique que par la suite il ne touchait rien et malgré ses réprobations il n’était jamais arrivé à se faire entendre et à récupérer les royalties promises.

Ethomusicologie

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